Manifeste

Le Chili à Genève. Manifeste pour écrire notre histoire d’après.

(approuvé lors de l’Assemblée générale de fondation de l’association Chili Genève 1973 2023 et annexé à ses statuts, le 7 avril 2022)

L’année 2023 marquera les cinquante ans du coup d’État au Chili qui a renversé le gouvernement du président Salvador Allende. Cinquante ans d’histoire qui ont réuni de milliers de gens au Chili, en Suisse et ailleurs dans la résistance à l’oppression, dans la solidarité internationale et la lutte pour un monde juste. Pour commémorer ces années et aller plus loin, nous lançons aujourd’hui, l’association Chili Genève 1973-2023. Ces cinquante années, c’est notre mémoire commune et notre combat. C’est le moment de mobiliser l’imagination et écrire notre histoire d’après.

Au Chili : des pages sombres et un nouveau chapitre

Le 11 septembre 1973, à Santiago, les militaires et la police chiliennes renversent le président Allende, qui meurt dans les fumées du palais de La Moneda, bombardé en plein centre-ville par l’artillerie et les avions de chasse. Le gouvernement de l’Unité populaire, le premier au monde à être élu au suffrage universel pour mener un programme de transition vers une société socialiste, est ainsi écrasé dans le sang. La Voie chilienne vers le socialisme comprend un programme de nationalisations des ressources, des industries et des banques au service de la souveraineté nationale, la distribution des terres aux paysans et la redistribution du revenu fiscal pour assurer les droits à l’alimentation, l’éducation, la santé et le logement. La participation active du peuple à ce processus, dans les assemblées, les usines, les syndicats, les universités, est un élément clé de sa mise en œuvre.

La férocité inouïe du coup d’État est à la mesure de la haine réactionnaire qu’avait provoquée l’Unité populaire et l’effervescence politique, artistique et culturelle qui l’accompagnaient. L’oligarchie chilienne, les entreprises étrangères actives dans le pays et le gouvernement des États-Unis s’étaient ligués dans une stratégie méthodique de déstabilisation du gouvernement. Le coup d’État militaire instaure une dictature fasciste, qui abolit les partis et les syndicats et impose, dans la terreur, une Constitution anti-démocratique taillée pour servir les intérêts de l’élite oligarchique. En quelques années, le régime met en place un système ultra-libéral et prédateur importé de l’école de Chicago, qui s’appuie sur un système d’injustice sociale dont les effets se font sentir encore aujourd’hui dans un pays parmi les plus inégalitaires au monde.

Ces cinquante années sont l’occasion de revenir sur ces pages sombres au moment où les yeux se tournent à nouveau vers le Chili. 31 ans après la fin officielle du régime militaire, le pays ouvre un nouveau chapitre avec un gouvernement qui suscite de nombreuses attentes et la mise en chantier d’une nouvelle Constitution, marquée par un processus participatif inédit, sous le regard éveillé des peuples du Chili, engagés dans des changements profonds et libérés de la peur au fil d’une décennie de soulèvements, comme en témoigne l’intensité de la mobilisation populaire lors de l’Estallido social, qui a éclaté en octobre 2019 suite à la grève des tickets de métros par les lycéen-ne-s de Santiago.

À Genève : la solidarité, notre mémoire commune

Le 11 septembre 1973, le Chili plonge dans la nuit, mais un mouvement de solidarité se déploie dans tous les continents pour soutenir la résistance et aider les exilé-e-s. En Suisse, les Chiliennes et les Chiliens en exil reconstruisent leurs vies et beaucoup se réorganisent pour soutenir d’ici la résistance à la dictature. Venu-e-s d’un pays périphérique, tourné vers l’océan, les Chiliennes et Chiliens partagent leur exil, ici dans ce concentré du monde qu’est Genève, avec d’autres exilé-e-s et camarades venu-e-s d’Amérique Latine et d’autres continents.

Celles et ceux qui les ont aidé-e-s, des Suisses et des Suissesses, des syndicalistes immigré-e-s de différentes origines, les militant-e-s chrétien-ne-s de l’Action Places gratuites, entre autres, renforcent dans ce sillage les revendications pour le droit d’asile, la défense des démuni-e-s, la pédagogie des droits humains et la solidarité avec les peuples aux prises avec la réaction impérialiste à la grande vague décoloniale. Beaucoup d’enfants chiliens arrivés petits ou nés en Suisse grandissent également dans cette dynamique. La solidarité avec le Chili et avec d’autres peuples en lutte contribue par ailleurs à renforcer la présence de la société civile et de la population locale dans la Genève internationale .

Dans la longue histoire du pillage colonial en Amérique Latine, le Chili de 1973 représente un moment charnière. Les régimes capitalistes militarisés qui ont fait régner la terreur à partir des années 1970 ont pavé le chemin du néolibéralisme globalisé. De ce régime profitent depuis lors les multinationales et les oligarchies réactionnaires. Il s’est imposé progressivement, dans tous les continents, sous forme de traités de libre commerce, de délocalisations, de désengagement de l’État des services essentiels à la population.

En réponse à cette entreprise de régression sociale, de nombreuses initiatives ont émergé. L’armée zapatiste au Chiapas, née en opposition au traité de libre commerce unissant le Mexique, les USA et le Canada, les revendications des peuples originaires pour leurs terres, cultures et territoires, les rencontres zapatistes, le Mouvement des Sans Terre au Brésil, le Forum social mondial, les mouvements écologiques contre l’exploitation des ressources naturelles, des gouvernements progressistes ou révolutionnaires, les luttes féministes et celles des diversités de genre contre le patriarcat ainsi que les approches anti-coloniales et anti-racistes, qui chamboulent nos regards dans tous les domaines, les mobilisations des jeunes pour le climat. 

Au cours de ces cinquante années, une mémoire militante, une culture commune cristallisée dans des des livres, des chants, des images, des lieux et des itinéraires de lutte, s’est forgée entre nous. Ces cinquante ans sont l’occasion de ressourcer cet héritage, de nous interroger sur le rôle de ces luttes, de ces solidarités et cette mémoire commune dans le vivre ensemble.

Écrire notre histoire d’après

Ces cinquante ans sont aussi l’occasion de reposer de vieilles questions avec un regard renouvelé et tenter d’y répondre.

Comment redonner sens à la démocratie et aux droit à l’auto-détermination des peuples à l’époque du néolibéralisme globalisé ? Quelles nouvelles du droit d’asile dans les pays riches au temps des sans-papiers et des dispositifs policiers répressifs tels que Schengen et Frontex ? Où est la gauche mondiale alors que l’extrême-droite avance sur tous les fronts ? Comment nous défaire des valeurs capitalistes qui dominent la société de consommation ? Pourquoi vendent-ils nos services publics ? Quel est le destin des Droits humains pour lesquels nous nous sommes tant battu-e-s face au droit d’ingérence des grandes puissances ? Quel avenir pour les luttes anti-impérialistes dans un monde multipolaire ? Le socialisme est-il encore la promesse d’une société sans classe, injustice ni oppression ? Comment refaire le monde ? Un monde respectueux des gens, des genres, des peuples, des cultures et de la nature que nous habitons. Ces questions réactualisent, dans de nouveaux fronts et avec de nouveaux mots, le vieux combat pour renverser le capitalisme exploiteur et prédateur.

Les années 1973-2023 marquent une étape significative de ce vieux combat. Ces cinquante ans sont une occasion de ressourcer l’héritage commun des rencontres et des liens que nous avons tissés, des solidarités qui nous ont réunies hier et des luttes qui nous rassembleront encore demain. Ces cinquante années, c’est tout un programme. Pour le mettre en œuvre, nous lançons l’association Chili Genève 1973-2023. Cette structure est notre outil pour nous coordonner, pour lancer des idées et les développer, pour soutenir et réaliser des projets et des actions, pour les diffuser au grand public sur une plateforme commune. Nous valoriserons la mémoire de cette étape de lutte et nous écrirons ensemble, dans une diversité de formes, un peu de notre histoire d’après.

Notre appel, une invitation à aller plus loin

L’association Chili Genève 19732023 réunit les acteurs et actrices genevois de cette histoire, dans une plateforme ouverte à quiconque s’y reconnaît et veut participer.

Nous invitons à nous rejoindre, les Chilien-ne-s de Genève, les Genevois-e-s, les activistes de la solidarité internationale de partout résidant ici, dans notre canton-monde de Genève, les communautés latino-américaines, les représentant-e-s des peuples originaires, les collectifs, mouvements et partis engagés pour le progrès social et la préservation de la vie sur notre planète, les collectifs paysans engagés dans l’agriculture durable et locale, les syndicats engagés pour une meilleure qualité de vie des travailleurs et travailleuses et les laissé-e-s pour compte de la société, les juristes, les activistes des droits des peuples et des droits humains, les artistes et les institutions culturelles, les enseignants et enseignantes, les chercheurs et chercheuses, les historiens et historiennes, les archivistes des mouvements sociaux, les autorités du Canton de Genève et des communes genevoises.

Nous lançons un appel à la créativité dans tous les domaines d’expressions: le graphisme et l’édition, les supports numériques, les blogs, les podcast, la vidéo, les expositions dans les galeries et l’espace public, les arts de la scène, les arts plastiques, le cinéma, la musique, la fête ( !), la poésie, le débat, la recherche etc.

Nous vous invitons à vous joindre à notre élan et à prendre votre place dans nos actions et dans cette réflexion sur nous-mêmes et notre avenir. Nous appelons à mobiliser notre imagination pour dépasser les cinquante ans, pour retrouver l’insolence de la révolte et la radicalité de l’utopie.

Genève, le 7 avril 2022